Les nymphes du Mont Aiguille

 

Le Mont Aiguille, appelé Mont Inaccessible au moyen âge, est la plus célèbre montagne du Vercors. Longtemps auréolé d’un halo de légendes, il fut gravi pour la première fois en 1492, l’année même de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.

Le Mont Aiguille, décrit par Rabelais en 1552 dans « Le Quart Livre » de Pantagruel comme une montagne « scabreuse, pierreuse, montueuse... très difficile aux pieds », est assurément le plus célèbre sommet du Vercors. Cet énorme rocher calcaire isolé de la chaîne du Grand Veymont et taillé en forme d’obélisque de 900 m de haut, comptait autrefois parmi les « sept merveilles du Dauphiné ». Le sommet tabulaire est recouvert d’une prairie qui domine, de ses 2 086 m, le village de Clelles et le col de l’Aupet.


Longtemps considéré comme tout à fait inaccessible, il fut pourtant gravi l’année même de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, le 26 juin 1492, par le capitaine Antoine de Ville, seigneur de Dompjulien de Beaupré, et dix hardis compagnons, pour satisfaire à une fantaisie du roi Charles VIII. Arrivés au sommet, au moyen d’échelles de corde et surtout d’une bonne dose d’audace et de courage, les onze hommes plantèrent trois croix et célébrèrent une messe, devenant ainsi les premiers alpinistes français et retirant du même coup à la cime jusqu’alors inviolée un peu de son ancien prestige.


Mais laissons à un enfant du pays, dont la postérité n’a pas retenu le nom, nous conter cette belle aventure.

 «  En l’an de mon cinquante sixième âge, je me souviens avec émotion de mon Dauphiné natal...
 Je revois en pensée ses prairies hachées d’eaux vives et ses sapins en pagaille, dévalant des pics éclaboussés de lin blanc jusqu’aux conques des vallées. Je revois le clocher gris de ses bourgs, découpés devant le profil bleuté des massifs. Je revois également le sourire espiègle de ma jolie Margot, lorsque nous gardions ensemble les moutons de grand-mère Ufisie et nos galops au milieu des herbes folles, remplies du vacarme des criquets.


 Je n’effacerais jamais ces visions rafraîchissantes de mon livre de pensées, dussé-je vivre encore un siècle. Pas plus que je n’oublierais l’ascension du Mont Inaccessible, qui fit de moi une célébrité locale et me fit perdre, du même coup, mon habit d’innocence, tout brodé de rêves et de légendes.


 J’étais fasciné, dans cet âge, par la silhouette énorme et jaillissante du Mont Inaccessible, qui surplombait depuis toujours mon Trièves natal ; il hantait mes nuits et charmait mes jours, tantôt riant, découpé sur le chapiteau indigo du firmament et tantôt fantomatique, étrave puissante de quelque navire antique sur laquelle s’éventraient les brumes grises et tourbillonnaires.


 Mon imagination, déjà fertile et propre à gambader, était de surcroît nourrie par les récits fantastiques que me faisait ma grand-mère à la veillée. Elle racontait que l’obélisque vertigineux, qui jaillissait au-dessus de la tignasse des mélèzes, avait été la demeure des dieux et des déesses, dans un passé fort lointain. Ils habitaient dans d’immenses grottes de cristal, sises au sommet du Mont, qui était encore rattaché au plateau du Vercors à cette époque. Ils vivaient là depuis que leur chef Zeus, las de leurs querelles incessantes, les avait chassé de leur montagne d’origine, appelée Olympe. Ils y seraient encore, probablement, si un chasseur, du nom de Ibiscus, ne les avait pas surpris là et dénoncé à Jupiter. Le dieu des dieux, qui n’avait pas de nouvelles de ses sujets depuis des siècles, rentra dans une colère terrible et des flammes sillonnèrent le ciel, allumant d’immenses incendies sur la montagne. Une nuit durant, les arbres, pris au piège de la fureur divine, balayèrent le ciel de leurs torches folles, tandis que des pans de rocaille s’effondraient, précipités pêle-mêle avec les forêts dans de gigantesques crevasses. Au matin suivant, tout n’était plus que ruines et désolation et le Mont Inaccessible était désormais séparé des reliefs voisins par d’imprenables bastions d’à-pic. Quand au malheureux Ibiscus, sa curiosité malsaine lui avait valu d’être changé en bouquetin, condamné à errer jusqu’à la fin des temps en ces parages devenus hostiles. Ma vieille Huberte laissait même entendre que certaines nuits, lorsque le souffle angoisseux de l’orage annonçait les foudres, prêtes à crouler sur la terre, on pouvait l’entendre bramer dans les vals, seul et désespéré.


 Depuis ce funeste bouleversement, le Mont Inaccessible était devenu le domaine réservé des Oréades, les nymphes blondes de la montagne, qui étendaient aux premières risées de l’aube leur linge sur les pentes du sommets. Ce que le voyageur prenait à tort pour de la brume matinale accrochée au relief était en fait l’alignement soigneux des tuniques sur le redan. C’est en tout cas ce que je croyais, à la treizième année de mon âge.


 Et cette montagne me fascinait tant, que j’en avais perdu le goût de dormir, perdu le goût de manger, et même jusqu’au sourire, qui s’était envolé à son tour. Il fallait que je grimpe là-haut, qu’elle qu’en soit la folie. Je voulais savoir si les nymphes étaient bien les beautés surnaturelles que l’on disait.


 Une nuit de mai, l’aventure m’avait surpris à l’improviste et je m’étais retrouvé gravissant les flancs de la montagne. L’haleine mystérieuse de l’heure ombreuse me caressait le visage, hâtant la marche de mon cœur et le mouvement de mes jambes. La montagne semblait insensiblement s’incliner vers moi, murmurant des encouragements dans sa langue de pierre. Au-dessus, une lune bien ronde crevait la noirceur firmamentaire, pleine de promesses informulées, qui chassaient au loin les mises en garde de ma grand-mère m’interdisant d’approcher le rocher en raison des chutes de pierres fréquentes.


 Cependant, le temps fila son écheveau, précipitant la marche de mon souffle et alourdissant mes jambes. L’énigmatique monstre géologique semblait s’éloigner à mesure que j’avançais. Mon courage m‘avait soudain abandonné, mes chairs trahies et j’avais roulé, anéanti, au pays du songe. En rêve, j’avais vu le masque blême du Mont Inaccessible, découpé sur le grésil tremblotant des astres, me chuchoter d’obscures révélations. Au matin, j’avais oublié lesquelles.


 Plusieurs fois, au cours des jours qui suivirent cette expédition, je repris le chemin du pic, en compagnie de mon amie Margot. A chaque fois, j’approchais d’un peu plus près ses murailles abruptes. Jusqu’au jour ou je découvris, au pied d’un monceau d’éboulis, un passage qui me permettait d’accéder à mi hauteur du sommet. Plus haut, la roche fendue en coin ménageait une étroite cheminée que des hommes équipés de cordes pourraient gravir sans trop de mal. J’étais saoul de bonheur en rentrant à la ferme ce soir-là, fier comme un paon. Je me sentais plus audacieux que le preux Roland et riche de la sève d’une race de conquérants.


 Sur ces entrefaites, vint dans les Alpes le Roi-Dauphin, Charles le Huitième, qui partait guerroyer en Italie pour y emporter le Milanais. De tous les coins de la province, les seigneurs et leur cour descendaient à Grenoble pour y rendre hommage au suzerain.


 Le baron Bertrand de la Tour de Clelles m’emmena à cette occasion avec lui, en la qualité de page. La farandole de rires et de cloches joyeuses battant la volée qui m’accueillit dans la belle capitale du Dauphiné, éloigna pour un temps de mes pensées le Mont fabuleux et la dangereuse escalade.


 Pour un temps seulement, car le vin avait bientôt délié ma langue de jeune écervelé ; j’avais alors parlé avec fougue de ma montagne antique, que je serais le premier à posséder. Or il advint que le Roi était parmi ceux qui m’écoutaient et il était fort curieux homme, aussi prompt à s’enflammer pour une idée que moi-même.


 Il me nomma sur-le-champ guide d’une expédition, qui serait dirigée par Antoine de Ville, capitaine et seigneur de Dompjulien de Beaupré. Accompagné d’une dizaine de gens d’armes, nous tentâmes donc le siège, le 25 juin de l’Incarnation du Seigneur 1492, en ce val de Trièves.


 La fièvre d’un été précoce chauffait mon sang et le bonheur de l’instant m’accrochait des ailes au dos. Les yeux noisette remplis de fierté de Margot m’accompagnèrent à travers les premiers éboulis et mon coeur se gonfla d’orgueil de me voir en pareil conduite.


 Cette escalade, longue et terrible, m’en souviendrai-je longtemps ! Au milieu de la houle sauvage des rocs, nous n’étions pas plus gros que des moucherons, écrasés par le profil sévère qui tranchait comme une lame l’azur chauffé à blanc. Nous progressions moins vite que prévu et encore, au prix de mille effort de tous les instants. D’apparence infranchissable, la citadelle laissait voir des anfractuosités et des passages à mesure que nous l’explorions. Folle équipée que la notre, tantôt suspendus au bout d’une corde dans le souffle hypnotique de l’abîme, tantôt retenus en équilibre par le croc d’une pioche ou d’un pique, ou encore adossés au tronc tordu d’un sapin, debout sur le vide. Et ainsi, par subtils moyens qui nous venaient au fil des difficultés, nous parvînmes enfin sur le sommet. D’un dernier effort, Antoine de Ville me propulsa sur le rebord de l’encorbellement...


 Je découvris alors le panorama avec une incrédulité mêlée d’effroi. De dieux ou de nymphes aux chevelures blondes, pas la trace. De bouquetin heurtant ses pauvres cornes au rocher, en poussant d’affreuses plaintes, point non plus. Seule la taciturne splendeur d’une prairie désolée, parsemée de violettes et de lichens froissés par le vent, me renvoya l’image de mon profond désarroi. Un couple de choucas curieux me survola. Une marmotte vigie siffla son avertissement avant de disparaître dans son terrier. Je demeurais immobile, bousculé par mes joyeux compagnons qui prenaient pied à leur tour sur le sommet. J’étais trop bouleversé pour songer à me pousser et je m’abandonnais soudain à un chagrin sec et brûlant, tandis que les soldats m’acclamaient et déroulaient la bannière delphinale et royale.


 Le soir venu, des chants de ripaille crevèrent le tympan du silence et des rires cascadèrent sur les vieilles pierres, mais je n’avais pas le coeur à me mêler aux festivités. Je demeurais seul et désespéré, le regard levé en direction des vapeurs blanchâtres que la lune nimbait d’une faible clarté spectrale. J’espérais encore secrètement que se manifestassent enfin les personnages fabuleux dont mon enfance avait été abreuvée. Mais toutes mes prières restèrent sans effet et je finis par m’abîmer dans un sommeil agité.
 Au matin suivant, j’étais presque un adulte !


 J’avais compris ce qui fait le malheur de l’homme et en même temps sa grandeur : son besoin de savoir ! Nous voulons des réponses à toutes nos questions, à chacune de nos interrogations. Et lorsque nous les avons, lorsque l’ombre des mystères et la poésie des clairs-obscurs se sont évanouis dans la pleine lumière, nous regrettons d’avoir perdu un rêve. Et nous pleurons. Car nous avons toujours besoin de quelques questions sans réponse pour continuer à avancer.


 Depuis, j’ai avironné de par la terre et la mer, j’ai visité moult pays, moult cités ; j’ai échappé à la mort dans le port de Gène, pendant l’insurrection et j’ai participé au carnage de Marignan ; j’ai su les conquêtes fabuleuses de l’espagnol Pizare sur l’Inca et j’ai lu Gargantua de Rabelais. Mais à l’hiver de ma vie, alors même que les souvenirs se dispersent à tous les vents, il en est un qui me reste. Celui de mon jeune âge, que je plains et je ressasse ; ces tendres années en Trièves, Margot et le Mont Inaccessible... Et si la première a quitté le monde aujourd’hui, le second est toujours là, pareil à lui-même.


 Je l’ai vu, il y a quelques années, au hasard d’un périple. Il m’avait paru moins grand, un peu plus voûté sur l’épaule noire de ses forêts, découpé net comme un coup de lanière. La brume l’enveloppe toujours au lever du soleil et disparaît dans le matin. Il ne manque au Mont Inaccessible que ses nymphes aux tresses blondes.


 Il ne manque que les nymphes...  »

 Une tradition locale situait autrefois la demeure des dieux de l’Olympe sur le plateau du Vercors, au pied de la tête de la Graille, environ 4 km au sud du Grand Veymont (2 346 m). En effet, on trouve là des vestiges faisant penser à un temple antique ruiné, mais on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’anciennes carrières romaines, dites de la Cléry (ou Queyrie). Situées à 1 750 m d’altitude, elles furent exploitées du Ier au IIIe siècle, pour fournir en pierres de construction la colonie romaine de Die. On reconnaît facilement deux chambres d’abattage en gradins, avec encore un bloc imposant à moitié détaché du rocher et quelques fûts et bases de colonnes dégrossis abandonnés dans l’herbe.

(extrait de "Les plus belles légendes de l'Histoire du Dauphiné", Eric Tasset)