Pourquoi les hommes ont-ils toujours inventé des dieux ?

La science estime que l'humanité aurait créé au cours de son histoire quelque chose comme une dizaine de milliers de religions différentes, sans prendre en compte les différents schismes de chacune (protestants et catholiques ne comptant que pour une seule religion, à titre d’exemple). Ce qui correspondrait à plusieurs centaines de milliers de divinités de tous ordres, dont une majorité seraient depuis longtemps sorties des mémoires.
Il resterait aujourd’hui autour de huit cents de ces religions, toujours occupées à se disputer l’emprise sur les huit milliards de consciences qui peuplent notre planète.

Et il n’est pas douteux que bon nombre d’entre elles, sinon toutes, s’imaginent et proclament qu’elles sont en possession du ou des Dieux véritable (s), authentique (s), indiscutable (s), et que tous les autres Dieux seraient de facto de fausses divinités, qu’il est œuvre pie de combattre et d’écraser…
On a, dans ce seul constat, la raison de l'un des plus grands maux dont a souffert et souffre encore l’humanité. Car, partout dans le monde, la division religieuse a été et reste un casus belli de premier ordre, qui a déclenché et déclenche plus de conflits armés que la lutte des classes et l’appât du gain et du pouvoir réunis.
Et, aussi surprenant que cela puisse paraitre au regard de ce constat, mais aussi au regard de la compréhension que l’on a aujourd’hui des mécanismes de fabrication de la pensée religieuse, les humains, restent aujourd’hui encore de très grands croyants et de grands créateurs de Dieux et autres chimères. Même en France, pourtant un des pays les plus athées du monde après la Chine et la République tchèque.
Et ce ne sont pas seulement des croyants culturels, qui verraient la religion comme une vague source de sagesse existentielle, ou le résultat de mécanismes identitaires fabriqués par le conditionnement pablovien de la petite enfance. Car on trouve parmi eux une proportion conséquente de déistes, qui estiment que Dieu existe pour de bon, au même titre qu'une voiture ou que le vent, qu'il a un pouvoir réel sur le monde et ses créatures et que sa parole à force de loi.
Certes, il y a cent mille ans, un chasseur-cueilleur isolé au cœur d’un monde vaste et hostile n’avait guère d’autre choix que d’imaginer les éléments naturels comme des esprits, qu’il ne devait pas mécontenter pour survivre.
Certes, les sociétés agro-pastorales, il y a dix mille ans, ont eu besoin d’introduire des cultes plus élaborés, destinés à s’attirer les bonnes grâces des puissances, pour aider à nourrir et protéger des populations de plus en plus importantes.
Certes, les premières civilisations, il y a cinq mille ans, ont ressenti le besoin irrépressible de spécialiser les Dieux des premiers grands polythéismes, au fur et à mesure qu’elle spécialisaient leurs populations dans un nombre grandissant d’activités économiques nécessaires à la croissance de la société.
Certes, l’habitant des civilisations antiques a pris l’habitude, très tôt, de chérir un Dieux au-dessus des autres comme il chéri certains hommes plus que la multitude, par exemple le saint patron de sa profession ou encore l’Idole tutélaire de sa cité, dans ce qu’il est coutume d’appeler une monolâtrie.
Certes, il est compréhensible qu’à force de ne plus s’intéresser qu’à un seul Dieu, il y a trois millénaires, certains hommes en soient arrivés à penser qu’il n’existait qu’un seul Dieu véritable et donc qu’il était lui-même le seul croyant légitime, et qu’apparaisse, avec ces premiers monothéismes, la plus terrifiante arme de destruction massive de notre Histoire ; la Guerre de religions.
Certes, que toutes ces visions religieuses du monde – tentatives d’explication des phénomènes naturels et d’apaisement de nos angoisses existentielles – aient suivi le développement des cultures humaines est somme toute logique, compréhensible, explicable.
Mais, une fois que l’on a compris cela, une fois que tous nos besoins principaux sont couverts, pourquoi l'humanité continue-t-elle à inventer des entités surnaturelles et à leur prêter un rôle aussi crucial ?
Une tentative d’explication a été apportée par un courant récent des sciences humaines, marqué par le cognitivisme (l’explication des processus conduisant à l’acquisition et au stockage d’informations dans le cerveau). Pour les cognitivistes, notre esprit n'est pas une simple page blanche, qui s'emplirait peu à peu par l'éducation, tantôt d'intelligence et de raison, tantôt de superstition, mais un organe hérité de millions d’années d'évolution, structuré dès la naissance, déterminé dans son fonctionnement comme dans sa production. Ainsi, s'il produit des Dieux et des Croyances de manière constante, c'est sans doute qu’il est construit de manière à produire des idées faisant fi de la seul observation.
Beaucoup d'hypothèses sont avancées en ce sens, aujourd’hui, qui ont le mérite d'expliquer cette constance qu'ont les humains à inventer du surhumain. Pour l'anthropologue américaine Tanya Luhrmann, l'homme ayant longtemps eu à fuir devant les prédateurs, la sélection naturelle aurait favorisé ceux doués d’une capacité à percevoir des présences et des intentions malveillantes dans son environnement, capables en somme de surinterpréter les éléments factuels de façon à imaginer ce qui pourrait se dissimuler au-delà des apparences. Et cette paranoïa salvatrice expliquerait que nous en soyons venus à être en mesure de créer des présences et des intentions, même quand il n'y en a pas. Pour l’anthropologue français Pascal Boyer, il nous reste de cette imagination inquiète un peu trop fertile une propension permanente à produire des idées ne reposant sur rien de concret, potentiellement religieuses (la plus commune étant, dès l’enfance, de prêter des intentions ou des qualités humaines à des objets inanimés), idées qui disparaissent rapidement pour la plupart, mais dont les plus efficaces peuvent être amenée à se propager, à la manière de virus culturels (pour former des croyances, des religions, des superstitions…), parfois jusqu'à donner naissance à des civilisations toutes entières.
En définitive, si l'esprit humain conserve encore longtemps cette faculté innée à imaginer pour mieux détecter les risques potentiels de son environnement, il faudra peut-être se résoudre à accepter que tant qu'il y aura des hommes, il y aura des Dieux…